A ma grand-mère Ana Bica de Manteigas



J'étais heureuse mais je ne savais pas vraiment ce que c’était que d’être heureuse.
Peut-être que lorsque nous sommes petits, nous croyons tant à la démesure des choses que nous pensons que ce que nous ressentons n’est pas la réalité que ce n’est pas tout à fait à la hauteur de la vraie vie.
Nous croyons qu’il manque toujours quelque chose qui arrivera plus tard en grandissant.
Peut-être, parce que nous sommes petits, nous avons déjà tout ce dont nous avons besoin mais nous ne pouvons pas accepter que la vie se résume à ce que nous avons, et qu’il y a autre chose de plus grand et de mieux.
Peut-être cette magie du bonheur est à son maximum pendant l’enfance : 

sans intellectualisation, sans analyse de ce que nous vivons.
 Vivre naturellement comme si c’était la norme, comme si vivre ainsi, heureux et paisible, était aussi naturel que la respiration.

Se réveiller en s’étirant , les yeux collés par un sommeil bien lourd, faire sa toilette sur la pointe des pieds pour pouvoir se regarder dans le miroir, arriver à l’école joyeuse de retrouver ses amies, apprendre des choses qui répondent aux milles curiosités que nous avons en tête, avoir cette sensation qu’aujourd’hui on en sait beaucoup plus qu’hier. 

Grand-mère Bica dans son verger 1971 me tenant dans les bras

Jouer à être qui l’on veut et l’espace d’une récréation le devenir vraiment : Mille fois j’ai été cosmonaute,  boulangère…J’ai transformé un chien en cheval fougueux, des pâquerettes en diamants inestimables.

Sentir la fierté indescriptible de ma grand-mère quand elle venait me chercher à l’école, heureuse de me voir apprendre, de me voir fréquenter un lieu de savoir 
qui lui avait été interdit.
Le bonheur de cette enfance c’était sentir ses mains fermes et ridées me caresser le visage. Je regardais les sillons parcourir ses joues et je m’interrogeais sur les épreuves héroïques qui avaient ainsi pris place autour de ses yeux bleus. Savoir que l’on peut s’endormir le cœur léger qu’ il y aura toujours cette âme qui saura se préoccuper de notre bien-être en nous donnant un baiser et en tirant les couvertures
sur notre petit corps endormi.
Tout est peut-être gâché à l’adolescence, avec l’aide des hormones, de lectures pas très glorieuses, de mauvais auteurs et de questions philosophiques qui s’engouffrent dans notre fontanelle. Nous payons alors chèrement cette innocence perdue qui nous donnait, sans avoir à le demander, un bonheur si précieux. Toute cette enfance nous avons été choyés, pétris d’amour et nous passons notre vie d’adulte à la recherche de cette affection inconditionnelle, à la recherche de cette personne qui fera partie de nous comme nous ferons partie d’elle. Nous la recherchons parce que c’est le premier modèle que nous avons eu lorsque nous étions enfant. Rien ne remplace cette extase du bonheur d’être aimé inconditionnellement par une âme bienveillante
qui ne laisse aucun vide dans nos besoins d’enfant.
J’ai passé une grande partie de ma vie à gérer mes hormones, à préférer des auteurs, à en choisir d’autres, à essayer de m’améliorer et combattre tous ces fantômes kafkaïens, Je crois que je passerai le reste de ma vie à récupérer ce que, comme nous tous, j’ai perdu en sortant de l’enfance : s’étirer le matin sans se préoccuper d’être élégante, ne pas se brosser les dents un matin sans culpabiliser, promettre sur sa vie qu’on restera toujours amies, regarder une pierre et se demander si c’est la première fois qu’un humain la regarde,  maintenir cette curiosité en alerte.
Peut-être que la tristesse des adultes est cette conscience que l’on ne peut pas récupérer les personnes. Lorsque quelqu’un s’en va, c’est un petit morceau de nous que l’on prend. Plus jamais nous ne serons complets. Nous avons été heureux parce que nous avons eu à un moment tous ceux que nous aimions autour de nous. Tous, sans exception, sans chaise vide à Noel, sans une date sur un calendrier pour marquer la perte d’un être cher.
L'angoisse d'être adulte est ce pincement de ne pas pouvoir revenir en arrière ou reproduire ce qui “était”. Retrouver ceux qui nous ont appris à être aimé sans réserve, ceux dont c’était le rôle de nous protéger, ceux qui nous ont lancé hors du nid afin qu’à notre tour nous allions enseigner à d’autres à aimer et à se laisser aimer.


Grand-mère Bica, Gil et moi


107 ans. Elle aurait eu 107 ans le 5 juillet dernier.
Son absence ne me permettra plus jamais d’être complète et de revenir à un bonheur innocent. Le bonheur de fermer les yeux et de sentir des lèvres chaudes embrasser mon front et me faire croire que je suis une princesse de rêve et que jamais je ne manquerai de rien. Je sais être heureuse de mille manières mais plus jamais avec cet abandon délicieux et un amour au-delà de tout.
chaque jour depuis 21 ans elle me manque. 
Chaque jour elle me manquera Jusqu'à ce que la mort ne nous sépare plus.

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